ARTISTIC LAB

Les Réfugiés connectés

Ai Weiwei

Ai Weiwei conduit depuis 2015 un projet de grande ampleur visant à témoigner de la situation des réfugiés. Dans ce cadre, le Forum lui a demandé de prêter une attention particulière à leur usage du smartphone et à la façon dont cela conditionne leur mobilité. Dans ce projet dévoilé en 3 temps, découvrez les photos et vidéos de l’artiste chinois ainsi que leur analyse par la sociologue de la mobilité Mimi Sheller. À l’occasion du deuxième temps fort du projet, nous vous proposons deux interviews inédites d’Ai Weiwei qui permettent d’en saisir les enjeux.


PRÉSENTATION DE L’EXPOSITION

Guillaume Logé , Chercheur en histoire et théorie des arts

Mimi Sheller , Sociologue

Depuis décembre 2015, je me suis lancé dans un projet visant à témoigner de la crise des réfugiés en Europe et au Moyen-Orient. En identifiant l’origine des réfugiés et en suivant leurs pérégrinations, je cherche à enregistrer et à analyser leur condition d’existence et les conséquences que cela entraîne pour nous. (...)

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AI WEIWEI : L’ENTRETIEN


Berlin, décembre 2016


En décembre 2016, Ai Weiwei a accueilli le Forum Vies Mobiles et la sociologue américaine de la mobilité Mimi Sheller dans ses ateliers souterrains à Berlin. Deux vidéos en sont issues, « L’Indispensable smartphone » et « Genèse d’une démarche artistique et politique », dans lesquelles Ai Weiwei et ses interlocuteurs donnent un éclairage saisissant sur l’exposition virtuelle « Les Réfugiés connectés ».

« L’Indispensable smartphone »

« Genèse d’une démarche artistique et politique »

L’exposition virtuelle



Sur le ferry : ici et là-bas

Un selfie avec le photographe nous le rappelle : peut-être prennent-ils simplement des photos pour les envoyer à des amis, afin de normaliser l’expérience de l’abandon d’un monde pour un autre. Y a-t-il sur les ferries méditerranéens une forme nouvelle et déroutante de « tourisme noir » avec un « regard mobile », selon les termes d’Urry et Larsen (2011), dans les écrans des téléphones ? Nous, public qui regardons ces photos, pouvons éprouver le sentiment de nous livrer à une sorte de tourisme dans le bateau de réfugiés, un tourisme noir du désastre dans un lieu utilisé d’habitude pour les loisirs et le plaisir. L’association du bateau et de l’appareil photo du téléphone produit un regard mobile, bien plus libre de se mouvoir que les personnes qu’il observe.

Même si les réfugiés restent hors de l’enceinte européenne, ils revendiquent leur intégration dans la culture mondiale. Dans l’une des vidéos, on voit un économiseur d’écran avec Britney Spears, une carte Sim, une conversation qui dépasse les barrières linguistique et internationale. Le smartphone est le point de rencontre d’échanges interculturels : connexions mais aussi séparations. Les chansons, les voix, la musique transcendent les frontières, transmettant des sentiments et des émotions qui peuvent être compris par toutes les cultures, mais Britney Spears a-t-elle partout la même signification ?

Mimi Sheller



L’écran du téléphone comme miroir peut se voir relié à une tradition qui va du Portrait des époux Arnolfini (1434) de Jan van Eyck, aux Ménines (1656) de Diego Velásquez, en passant par L’Autoportrait dans un miroir convexe (1524) du Parmesan, tout en croisant ici la longue histoire de l’autoportrait, De Rembrandt au selfie, comme le reprend le titre de l’exposition récente présentée au musée des Beaux-Arts de Lyon (2016), ou Selt timer (2015), au Museum der Moderne de Salzbourg, en Autriche. Si l’artiste utilise sa propre image, c’est pour dérégler les paramètres d’une réalité en train de se produire et forcer à s’interroger plus profondément sur ce qu’elle est. Il se tient à la fois sur le pont du bateau et en face du miroir, à cette place même où le regardeur se situe. Dans la mini-vidéo, le fond d’écran joue lui aussi comme le miroir de cette ubiquité que les médias créent, celle d’images globales qui façonnent les identités, les aspirations et les représentations – ubiquité mentale et culturelle que l’écran nous donne à contempler.

Guillaume Logé


Le smartphone comme ligne de sauvetage

Trois hommes se regroupent sous le soleil matinal d’une rue grecque, des voyageurs passent derrière eux. Ils discutent en arabe, rassemblent trois smartphones et quelques cartes sim, partagent des numéros et essaient de passer un appel. Cela ne fonctionne pas. Ils se séparent, la connexion est manquée. Les images d’Ai Weiwei nous renvoient à nous-mêmes, non seulement en tant que voyageurs, mais aussi en tant qu’« itinérants numériques », selon les termes de Sarah Pink et Larissa Hjorth (2014) : nous pratiquons à la fois la coprésence numérique et le déplacement physique, qui entrelacent le local et le global, la connexion et la déconnexion, les environnements lointains et proches. Pour les réfugiés toutefois, le fossé est démesuré, les risques de la déconnexion sociale plus aigus.

Sur les ferries, les voyageurs étirent leurs fils jusqu’aux prises de courant placées en hauteur au-dessus de leurs têtes – comme s’ils tentaient d’atteindre « l’espace hertzien » des antennes relais et des satellites. Sur une autre photographie, les hommes sont rassemblés autour des chargeurs, chaque prise est occupée par un téléphone. Les gens sont debout, juchés et assis sur un assemblage temporaire de chaises. Les téléphones doivent continuer de fonctionner, être chargés, en état de marche, pour sauver des vies humaines. Objets banals, quotidiens, les iPhones et les Samsungs prennent la dimension éloquente de lignes de sauvetages, de tickets, de moyens d’identification, de lieux de rendez-vous, d’objets fétiches, de cadeaux à échanger.

Mimi Sheller



Le concept d’espace lisse défini par les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari renvoie à l’espace du nomadisme (Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie, 1980) par opposition à l’espace strié des régulations et des États. Le désert incarne l’espace lisse : là, chacun peut y tracer sa propre ligne, avec sa liberté et son individualité propres. Les moyens modernes de communication s’apparentent-ils à des dessins nomades tracés dans le désert de la réalité hertzienne globale, tandis que, sur la terre ferme, chacun doit constamment se plier aux frontières des espaces striés juridiques et géopolitiques ?

Guillaume Logé


Ubiquité, une intimité à distance

Une femme est debout sous un panneau qui annonce « Point de rassemblement C », à gauche un panneau plus petit indique l’Agora – le lieu de rassemblement initial de la démocratie grecque – et l’ « Internet Corner » – nouveau lieu de rassemblement de la modernité mobile. Comment, où, quand nous rassemblons-nous à travers nos téléphones, et avec qui ? Quelles topographies de l’espace électronique les personnes déplacées traversent-elles ? Sont-elles en train de parler avec leur famille, restée sur place, pour leur faire savoir qu’elles sont saines et sauves, ou avec ceux qui sont déjà au point de destination espéré ? Sont-elles en train d’organiser un envoi d’argent aux passeurs, d’envoyer des textos, de lire les nouvelles ?

Les réfugiés qui traversent les frontières européennes sont sans cesse ralentis et entravés dans leurs déplacements, chaque lieu est déconnecté de l’autre, pourtant ils demeurent fortement connectés par le biais de leurs appareils de communication mobile, ce qui était impossible aux réfugiés du passé. Les smartphones sont bien plus courants aujourd’hui, même s’ils sont partagés entre de nombreuses personnes. Il existe beaucoup de moyens de maintenir les connexions entre des espaces lointains. Si, auparavant, les réfugiés se sentaient très seuls, aujourd’hui ils peuvent pratiquer ce que John Urry a appelé « les voyages imaginaires, virtuels et communicatifs », en même temps qu’ils traversent physiquement l’espace et les frontières.

Mimi Sheller


Une mobilité immobile

Les travaux de sciences sociales sur la crise mondiale des réfugiés ont tendance, pour la plupart, à mettre en avant les situations les plus désespérées (comme les morts en mer), les populations les plus vulnérables (comme les enfants) et les lieux conflictuels les plus dramatiques (comme la « Jungle » de Calais). Les images d’Ai Weiwei offrent une représentation plus quotidienne des déplacements de dizaines de milliers de personnes sur la Méditerranée et en Europe. Discret sur les aspects dramatiques, il montre les individus pris dans des situations difficiles et personnalise l’expérience de mobilité immobile ou d’immobilité mobile. Dans une autre vidéo, un jeune homme vêtu d’une veste du HCR raconte qu’il a aidé à procurer de la nourriture à un Iranien qui partait dans un bus pour Mytilène, afin de prendre le bateau vers Athènes. L’homme le remercie avec effusion et il explique : « Avec de petits gestes comme celui-ci, vous pouvez leur faciliter la vie et les aider. Et c’est agréable. C’est une façon de leur témoigner de l’affection. »

Les réfugiés nous rappellent que nous devons maintenir « une mobilité connectée dans un monde déconnecté », tout en évoquant subtilement sa dépendance aux connexions aériennes (Sheller 2016). Ironie de l’histoire, ces communications fonctionnent grâce aux satellites d’origine militaire, ceux-là mêmes qui permettent la guerre, les ciblages GPS, les attaques de drones. Les systèmes humanitaires conçus pour protéger ceux qui fuient la guerre sont en échec. Pourtant, aujourd’hui, la violence humaine et la fuite des réfugiés sont relayées par les téléphones portables, les textos, les photographies et la connexion électronique.

Mimi Sheller


« L’humanité dans l’inhumanité »

Une simple image du pont ensoleillé d’un ferry, un homme au téléphone. Sur le rivage, sur le pont d’un bateau, autour d’une table, la mobilité est toujours étayée par la communication mobile. Les gens trouvent le moyen de parler. Contrairement aux images médiatiques qui présentent les réfugiés comme des victimes, celles-ci nous rappellent ce que n’importe qui ferait dans cette situation et renvoient à la façon dont la technologie a modifié la trame des exodes.

Une femme parle au téléphone. Elle est nimbée de l’or d’un coucher de soleil mais ses chevilles sont enfoncées dans les algues, devant un bateau dégonflé et des flotteurs ; un jeune homme, sur le même rivage, sourit à son téléphone rouge avec un soulagement visible. Ces personnes au téléphone figurent l’ordre dans un monde de désordre, la stabilisation au cœur d’arrangements flexibles, et surtout l’humanité au cœur de l’inhumanité.

Mimi Sheller


Alerter par-delà les frontières

10/04/2016 - Camp d'Idomeni, Grèce
Un homme filme la scène d'une altercation entre la police macédonienne et des réfugiés qui tentent de franchir la frontière gréco-macédonienne.

13/04/2016 - Camp d'Idomeni, Grèce
Un homme prend un selfie avec la police anti-émeute grecque devant la frontière gréco-macédonienne.

10/04/2016 - Camp d'Idomeni, Grèce
Un homme communique sur son smartphone lors d'une altercation entre la police macédonienne et des réfugiés qui tentent de franchir la frontière gréco-macédonienne.

Malgré l’humanité de ces photographies et de ces vidéos, cette série d’images de la frontière nous rappelle les violences associées à ces vastes mouvements de populations qui traversent l’Europe. Des hélicoptères se rapprochent, des hommes masqués affrontent des gardes-frontières armés, des foules courent et se dispersent. Après l’attente des camps et des bateaux, la frontière elle-même est un lieu d’agitation violente. La traversée n’est pas toujours possible, ceux qui la tentent peuvent être renvoyés en arrière. C’est la condition sous-jacente à leurs efforts pour se mouvoir : le risque permanent d’être intercepté.

Mimi Sheller


Ré-enchanter le monde

17/03/2016 - Camp d'Idomeni, Grèce
Des réfugiés réunis autour d'une table chargent leur téléphone dans un café dans le camp d'Idomeni.

23/03/2016 - Camp d'Idomeni, Grèce
Abood Okaab, un jeune homme syrien, montre un diagramme qu'il a concu sur son smartphone pour décrire son trajet entre la Syrie et Idomeni.

03/04/2016 - Camp d'Idomeni, Grèce
Un homme de Syrie accorde sa guitare grâce à une appli de son smartphone.

17/03/2016 - Camp d'Idomeni, Grèce
Un homme envoie des messages vocaux. Il s'inquiète des conditions sanitaires du camp d'Idomeni.

La musique est le premier media mobile : elle traverse les frontières, marie les langues et rapproche les gens. Le temps d’accorder une guitare ou de partager les images d’une icône mondiale de la pop, la musique rassemble. Les smartphones sont devenus le moyen le plus courant pour partager des morceaux, des millions de téléchargements font circuler la musique sur les ondes. Au cœur de l’exode, quel meilleur moyen de reprendre contact et de reconstruire le sentiment d’appartenance à une terre lointaine ? Elle nous permet de ré-enchanter le monde en apportant au mouvement du sens et de l’émotion.

Mimi Sheller


Affronter l’urgence du présent

23/05/2016 - Camp d'Idomeni, Grèce
Des réfugiés utilisent leur téléphone devant un hotspot wi-fi dans le camp d'Idomeni.

17/03/2016 - Camp d'Idomeni, Grèce
Un homme lit à haute voix le texto d'une personne qui lui demande comment il se porte dans le camp d'Idomeni.

27/03/2016 - Camp d'Idomeni, Grèce
Une station de charge pour smartphones reliée au générateur éléctrique du camion d'un marchand de glace ambulant.

Les gens se rassemblent aujourd’hui autour de foyers numériques – un support de chargement pour plusieurs téléphones. Parce qu’il est essentiel de communiquer et de rester connecté durant le voyage vers le lieu d’asile, nous avons besoin de nouveaux espaces de rassemblement.

Cela confronte chacun de nous à plusieurs questions : quel type de travail faisons-nous ? Quelles sont les exigences de notre époque et comment pouvons-nous y répondre ? Il y a une forme d’urgence du présent que chaque génération doit affronter. Comme l’explique Ursula Biemann dans son projet Sahara Chronicles, « les trajectoires des artistes, journalistes, travailleurs d’ONG, touristes et chercheurs en sciences sociales, pendant leurs visites de terrain, s’entrecroisent avec d’autres formes de mobilité, celles de personnes en quête d’une vie meilleure. Nous constituons avec les migrants cet espace intense de mobilité » (Biemann 2016). Comment imaginer les interactions à travers les espaces de mobilité et de communication mobile, la photographie, les installations artistiques et les sciences sociales, comme des moyens d’action par lesquels un nouveau type de discours public pourrait émerger et, peut-être, influencer les politiques publiques ?

* Ursula Biemann, « La collaboration arts-sciences sociales en question(s) », entretien avec Valérie Pihet, Forum Vies Mobiles, Artistic Lab, 2016.

Mimi Sheller

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