PRÉSENTATION DE L’EXPOSITION
Le géographe Sébastien Munafò a proposé à Swann Thommen de venir s’associer à ses recherches. L’objectif : identifier l’incidence des cadres de vie à Genève et à Zurich (ville centre, suburbain et périurbain) sur la mobilité de loisir.
Swann Thommen est allé enregistrer, pendant douze heures, le parcours quotidien de six personnes relevant de différentes situations (géographiques, familiales et professionnelles). Il a découpé, sélectionné et monté les 720 minutes de chaque « tournage sonore » afin d’aboutir à six séquences de six minutes chacune. Il s’est approprié les mêmes types de diagrammes que ceux utilisés par Sébastien Munafò pour donner à voir avec précision le tracé des déplacements, indiquer leur répartition (entre espaces urbain, suburbain et périurbain), les qualifier (mobilité douce, mobilité motorisée, moments de « stationnement ») et les quantifier en fonction du volume de temps qu’ils ont occupé. Un graphique nous renseigne également sur les niveaux, en décibels (dB), de la pression acoustique (Sound pressure level – dB SPL) subie par les personnes au cours de leur journée. Le visiteur d’Artistic Lab est donc invité à cliquer successivement sur le bouton de lecture de chacune des séquences sonores tout en se référant aux cartes interactives et aux diagrammes qui leur sont liés.
Une telle mise en regard (du son et d’une carte) n’est pas sans rappeler des démarches aussi variées que celle de Dennis Oppenheim (1938-2011) enregistrant ses pas à travers Milan et restituant son parcours sur un plan de la ville (A Sound Enclosed Land Area, Milano, Italy, 1969), de la compagnie anglaise Radio Taxis (expérimentation de cartes dynamiques : Taxi Art, 2002), ou de différents artistes et designers s’appuyant sur la technologie GPS et Google maps.
De nombreux chercheurs, designers et artistes travaillent avec le son. Il y a quelques années, l’exposition Circuits (Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 2012) présentait deux œuvres de Bertille Bak (1983-), dont Transports à dos d’homme (2012) : des dispositifs muraux permettaient de se concentrer sur l’environnement sonore des lignes de métro de cinq capitales européennes dans lequel venait s’intercaler le jeu des musiciens tziganes suivis par l’artiste.
Du côté des chercheurs, on connaît notamment les travaux du CRESSON (Centre de Recherche sur l’Espace Sonore et l’environnement urbain), créé à Grenoble, en 1979. Il s’inscrit dans la droite ligne de l’« écologie acoustique » théorisée par le canadien Murray Schafer (1933-) dans The Tuning of the World (The Soundscape) (1977). Le compositeur y décrit le monde comme « une immense composition musicale » et prône le développement d’un design sonore destiné à améliorer les conditions de vie. Des entreprises, comme la SNCF, portent une attention toute particulière à cette question. C’est dans ce cadre que Julien Tardieu, chercheur à l’IRCAM (Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique) a testé en 2006 un dispositif de signalétique sonore à la Gare Montparnasse.
Ces pratiques artistiques ou de design sonore dérivent d’une tradition entre audio-naturalisme et composition qui, avant l’écologie acoustique de Murray Schafer, remonte aux premières décennies du XXe siècle. L’une des réalisations pionnières du genre, Wochenende (« Week-end », 1930), de Walter Ruttmann (1887-1941) condense en 11 minutes et 20 secondes l’itinéraire et les activités d’un homme tout au long d’un week-end : autant de sons ordinaires auquel le montage seul donne une signification nouvelle.
Œuvres sonores :
C’est le début d’une approche du son (matériau et unité de composition) qui va être théorisée par le compositeur Pierre Schaeffer (1910-1995). Dès la fin des années 1940, à travers le terme de « musique concrète » il remet profondément en question la frontière entre son musical et non-musical. La voie est ouverte aux preneurs de sons du field recording qui arpentent un terrain afin d’en cartographier les richesses acoustiques, ou encore, plus récemment, au courant du sound mapping qui se décline sur internet à travers des cartes interactives. Les médiathèques en ligne, telles que Aporee ou encore Archipels proposent, par exemple, des œuvres de l’artiste Justin Bennett dont le Forum Vies Mobiles avait présenté Edgeland (2013) au sein de l’exposition Vertiges et Mythes du Périurbain, organisée en 2013 à la Maison Rouge, à Paris.
Le prisme sociologique et géographique de Sébastien Munafò a amené Swann Thommen à repenser les processus du field recording et du sound mapping afin de les faire converger vers les besoins de l’investigation scientifique. C’est la vie des personnes qui a primé et non la nature sonore des territoires. Swann Thommen s’est donc interdit toute demande qui lui aurait permis de capter davantage ou différemment la texture de tel ou tel endroit. Il s’est conformé, sans intervenir, au parcours et à la temporalité propres de chaque personne qu’il a suivie.
Le travail de Swann Thommen permet de se représenter, de façon synthétique, concrète et physique, une journée qu’aucun observateur, engagé sur le terrain, ne serait en mesure de saisir. En isolant les sons, en les séparant de leur contexte initial, en modifiant les combinaisons, en abrégeant les durées, en permettant des écoutes répétées, il vise à révéler des spécificités que le foisonnement du milieu « naturel », ou la temporalité réelle d’une journée rend indécelables. Il nous fait comprendre à quel point notre culture envahit et modèle notre univers sonore et nous invite à réfléchir sur les sons que nos sociétés produisent et les conséquences qui en découlent. L’anthropisation de la Nature est aussi celle de la Nature sonore. Cette prise de conscience montre tout l’intérêt de qualifier, quantifier et tisser des rapports de cause à effets entre espace, mode de vie, et acoustique. Une ambition scientifique plus poussée pourrait amener à répéter l’expérience sur un échantillon plus important de personnes, à l’inscrire sur une plus longue durée et à définir des principes de montage très stricts. Des relevés de niveaux et des repères normés de qualification autoriseraient ainsi les calculs et la mise au point de conclusions statistiques.
Prenons leçon du fait que les collaborations design-science (comme art-science), pour ne pas se limiter à un registre purement illustratif, doivent commencer dès la conception du projet de recherche, avec des méthodes et objectifs assignés à chacun et des croisements attendus. Si l’artiste fait l’effort de s’approprier les outils et le langage du scientifique, il appartient au scientifique de faire le pari d’une tentative d’interprétation du travail réalisé par l’artiste, au moyen de ses outils habituels, d’outils d’autres disciplines (histoire, philosophie, théorie des arts…) ou à travers l’invention d’outils nouveaux.
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