PRÉSENTATION DE L’EXPOSITION
« Depuis décembre 2015, je me suis lancé dans un projet visant à témoigner de la crise des réfugiés en Europe et au Moyen-Orient. En identifiant l’origine des réfugiés et en suivant leurs pérégrinations, je cherche à enregistrer et à analyser leur condition d’existence et les conséquences que cela entraîne pour nous.
Dans le cadre de ce projet plus vaste, je m’intéresse particulièrement à la façon dont les personnes déplacées communiquent et se rapprochent les uns des autres grâce aux smartphones. Pour les hommes et les femmes qui sont dans les camps de réfugiés, ou en chemin entre leur pays d’origine et des lieux plus sûrs, le smartphone est le moyen de communication le plus important. Même quand ils ont perdu tout le reste, ils mettent à l’abri leur téléphone. Lors de la traversée de mers dangereuses, ils les emballent dans du plastique afin de les protéger de l’eau. Quand les bateaux semblent sur le point de couler, ils utilisent ces téléphones pour appeler leurs proches ou envoyer des appels au secours. Pendant leurs longs voyages, ils sont également nombreux à s’en servir pour témoigner de ce qu’ils ont vu et entendu.
Lorsque les réfugiés ont réussi à fuir la guerre, malgré le danger, et arrivent sur les côtes de l’Europe, leur première préoccupation est d’appeler chez eux, pour prévenir leurs proches qu’ils sont sains et saufs. Les smartphones leur permettent de contacter des êtres chers, restés dans un pays ravagé par la guerre ou déjà installés en Europe. Avec ces mêmes appareils, ils peuvent aussi chercher de l’aide ou échanger des informations avec d’autres réfugiés. D’importantes décisions sont prises lorsqu’ils communiquent avec des passeurs ou discutent entre eux de la prochaine étape par texto ou par téléphone. Dans tous les camps, les lieux les plus animés sont les bornes de chargement et les cafés avec des prises électriques, où les gens discutent et partagent les nouvelles. Au camp d’Idomeni, près de la frontière gréco-macédonienne, les réfugiés ont même développé leur propre réseau pour passer des annonces, partager des informations et même retrouver leur famille.
Mon studio et moi avons rassemblé des photographies de réfugiés en train d’utiliser un smartphone dans des lieux divers, à différentes étapes du voyage. Nous disposons aussi de vidéos racontant de brèves histoires sur l’expérience des réfugiés, les équipes de secours et les différents acteurs impliqués dans la crise. Une première sélection de ces documents a été proposée au Forum Vies Mobiles (décembre 2015 à février 2016), dans le cadre d’un effort soutenu visant à sauvegarder les témoignages historiques sur la crise des réfugiés. »
Ai Weiwei
Le projet réalisé pour le Forum Vies Mobiles, Les Réfugiés connectés, s’inscrit au cœur de l’engagement d’Ai Weiwei. Sur le terrain, discutant, photographiant et filmant des centaines de personnes, l’artiste s’interroge sur le rôle que jouent le smartphone et la communication en général dans le soutien et la fabrication de leur exil. Le Forum Vies Mobiles invite à découvrir ce projet art-sciences expérimental diffusé sur Artistic Lab avec les deux volets d’une interview inédite réalisée dans l’atelier de l’artiste à Berlin : Genèse d’une démarche artistique et politique et L’Indispensable smartphone, disponibles en haut de la page de l’exposition virtuelle.
Cette investigation est à mettre en perspective avec, à la fois la réflexion de fond développée par le film Human Flow (2017), et les installations très militantes que l’artiste multiplie depuis 2015, des colonnes de la Konzerthaus de Berlin enveloppées de gilets de sauvetage (Safe Passage, 2016), aux canots encadrant les fenêtres du Palazzo Strozzi à Florence (2016), en passant par l’amoncellement de vêtements récupérés dans le camp d’Idomeni présentés par Jeffrey Deitch, à New York (Laundromat, 2016), et la sculpture monumentale Refugee Rubber Boat (2017) suspendue dans le grand hall de la Galerie Nationale de Prague.
Depuis plus d’un an, Artistic Lab propose à ses visiteurs de suivre l’avancée du travail de l’artiste qui accumule des notes graphiques (fragments vidéo et photos), mettant ainsi en question les structures et les mécanismes politiques et légaux de la gestion de la crise des réfugiés. Il interpelle notre sens de la solidarité.
Pour être apprécié, le travail d’Ai Weiwei doit être replacé dans le cadre global de son Œuvre que seule la conjugaison de prismes multiples permet de comprendre. La dimension conceptuelle de son approche fait souvent l’objet de la plupart des commentaires. Moins soulignée, mais tout aussi essentielle, est la dimension d’atelier ouvert qui invite le regardeur à se mettre à son tour au travail, à reconsidérer lui-même les situations existantes et à tester de nouvelles conceptions de la réalité. À ces deux aspects s’adjoint l’expression d’une esthétique plurielle qui va du tweet, de la mini-vidéo ou de l’instantané le plus banal posté sur Instagram (que l’on doit considérer comme des prises de notes ou des croquis), au film documentaire et à la création plastique la plus exigeante (sculpture, installation, photographie, vidéo, etc.). Un regard critique sur son œuvre est impossible sans avoir présentes à l’esprit les évolutions qui ont affecté l’art, de la première modernité du XXe siècle à aujourd’hui. Les techniques, les méthodes, et le comportement même de l’artiste plongent leurs racines dans les travaux de Dada, Marcel Duchamp, autant que dans un art contemporain rassemblant le happening, l’installation, l’art conceptuel, le minimalisme, le pop art ou encore le Net art. Essentielles également sont les références au cinéma et au théâtre documentaires, ainsi qu’à l’histoire de l’engagement politique des artistes dans laquelle l’activisme d’Ai Weiwei s’inscrit.
Ce projet compte parmi les engagements forts de l’artiste en faveur de causes humanitaires et sociales (on se souvient, par exemple, de son enquête sur la corruption dans la construction des écoles qui se sont effondrées lors du tremblement de terre au Sichuan, en 2008). Grâce à sa liberté de mouvement retrouvée au cours de l’été 2015, c’est pour la première fois hors de Chine qu’il effectue un travail d’une telle portée géopolitique.
Ai Weiwei est l’un des premiers artistes à avoir intégré l’usage du smartphone dans sa pratique. Cet outil de communication joue un rôle crucial dans le parcours des réfugiés. Sur les images saisissantes de l’artiste, les personnes qui utilisent, rechargent ou se rassemblent autour de leurs téléphones nous rappellent la fragilité des connexions et des systèmes plus vastes sur lesquels nous nous reposons dans tous les domaines de la vie quotidienne, mais que nous tenons souvent pour acquis. Rien de plus simple à première vue qu’un coup de fil, mais il faut imaginer la difficulté, pour un réfugié qui se déplace, de conserver un téléphone en état de marche avec les numéros essentiels, une batterie chargée, des cordons d’alimentation, des adaptateurs et la carte SIM qui convient. Et si votre survie en dépendait ? Si cette connexion mobile déterminait la possibilité de retrouver vos proches, d’avoir de l’argent ou de préparer la prochaine étape ? On peut se demander à quels autres besoins répondent les téléphones pour leurs utilisateurs.
La mobilité semble toujours aller de pair avec la capacité à communiquer, comme si, sans communication, nous devenions incapables de nous déplacer. Comment se renseigner sur l’itinéraire, le mode de transport, la destination, les différentes possibilités, sans pouvoir communiquer ? Comment faire savoir aux autres où nous sommes ? La capacité à se situer est une part essentielle de notre humanité. Le réfugié est une personne déplacée qui conserve grâce à son téléphone portable, outil de localisation, sa connexion au monde et, d’une certaine façon, sa propre humanité. Les secours ne se résument pas à un rivage et à une bouteille d’eau, le refuge n’est pas seulement une couverture de survie et un abri temporaire, c’est aussi un téléphone pour appeler… quelqu’un. Comment les réfugiés peuvent-ils « ré-assembler le social », selon l’expression du sociologue français Bruno Latour, à la fois en termes humains et à l’aide d’outils technologiques, sur des distances plus ou moins grandes ? En d’autres termes, le social nécessite bien plus que la conjonction des personnes et du langage : il s’appuie également sur des infrastructures de fonds comme les téléphones, les prises, l’électricité, les satellites, les données cellulaires, les mines de métaux et tous les instruments que nous utilisons pour nous assembler.
Depuis les travaux fondateurs de Geoffrey Bowker et Susan Leigh Star sur les infrastructures de l’information (1999), les recherches sur les sciences et technologies, les médias, la géographie culturelle et la mobilité ont connu un renouveau de l’intérêt pour les aspects technologiques et matériels de la communication et de ses supports. Les moyens de communication ont un rôle de médiation et de restauration : aujourd’hui nous les envisageons, au-delà du simple envoi des messages, en termes d’articulation de l’ordre et du désordre, de la stabilité et de la flexibilité, de l’entretien et de la réparation. L’un des problèmes majeurs des infrastructures de l’information est leur absence de visibilité hors des situations de panne, ainsi que leur fragilité et leur saturation. Ces images font ressortir la potentialité de la panne, en montrant l’importance des téléphones portables pour les personnes qui se déplacent. Le monde semble plus dangereux, plus tumultueux lorsqu’on ne peut pas passer un simple coup de fil : à bien des égards, la connexion est une nouvelle forme de refuge et un besoin fondamental du réfugié.
Enfin, les photos nous aident à nous identifier aux réfugiés, qu’elles ne montrent pas comme des survivants échevelés dans une situation d’extrême-urgence, à l’instar des images devenues habituelles dans les médias, mais comme des gens normaux, qui tentent de s’en sortir au cours d’un voyage difficile. Les personnes photographiées ne sont pas les victimes passives des « trafiquants », elles trafiquent elles-mêmes, par leur propre activité de communication. Un sauveteur distribue des boissons chaudes, mais un homme reste absorbé par son écran et ne lève pas même les yeux. Cela nous renvoie à notre propre expérience des voyages ou des déplacements quotidiens : que transportons-nous, comment trouvons-nous notre chemin, comment restons-nous en contact avec les autres lorsque nous nous déplaçons ? Quelle part de notre humanité devons-nous laisser en arrière lorsque nous traversons des frontières ? Les téléphones peuvent-ils nous aider à nous retrouver ?
Guillaume Logé & Mimi Sheller
Voir la page du projet de recherche sur le site du Forum Vies Mobiles : http://fr.forumviesmobiles.org/projet/2014/09/11/refugee-project-2524