ARTISTIC LAB

Présentation de l'exposition

Hélène Jagot

Voyager, n’est-ce pas le premier pas vers la liberté ?

 

Cet exergue aurait pu constituer un slogan pour les cars Macron créés suite à la promulgation de la loi de 2015 « pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques ». La libéralisation du secteur autocariste avait pour ambition clairement affichée de faciliter la mobilité des personnes disposant d’un budget contraint en développant une offre low-cost, avec l’idée que l’offre profiterait notamment à ceux qui ont du temps et peu d’argent. Lancée en 2018 dans le cadre d’un atelier pour les étudiants du Master urbanisme et aménagement de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’étude* réalisée pour le Forum Vies Mobiles analyse, trois ans après la loi, la réalité de ces « cars Macron » : qui les utilise ? pourquoi ? comment les usagers vivent cette nouvelle offre de mobilité ? quels imaginaires du voyage accompagnent cette nouvelle mobilité ? Associée à cette enquête sociologique, une commande artistique révèle par l’image la réalité de cette mobilité. Loin du reportage classique qui n’aurait fait que compléter par la documentation photographique la retranscription du travail d’enquête de terrain menée par les étudiantes en urbanisme, l’ambition de cette série de photographies est de plonger les spectateurs en immersion dans ces voyages au long cours.

Le Forum Vies Mobiles a confié ce projet à un jeune photographe autodidacte, Benjamin Cayzac, révélé par le festival Voies Off d’Arles en 2018. Ce sujet des « cars Macron » ne pouvait que questionner sa mobilité personnelle de jeune professionnel constamment sur les routes entre Paris et son Sud natal, et, au-delà, éveiller son intérêt par son actualité qui interroge l’impact écologique de nos mobilités dans un contexte où l’on cherche tous à aller toujours plus loin, toujours plus vite, à coût de plus en plus bas. Nourri par le théâtre et le cinéma grâce à sa formation au Cours Florent, Benjamin Cayzac a été pris très jeune de curiosité pour la photographie, grâce à la visite d’une exposition de William Klein, ce photographe de l’Amérique d’après-guerre, fasciné par la fougue des gamins qui jouent aux caïds dans les rues bigarrées de New York – et il y a au passage retenu une leçon : au centre de tout, de tout sujet, l’humain, l’humanité dans toutes ses composantes. Cette attention pour l’humain transparaît dans sa vision de ce périple en car auquel il s’est lui-même prêté, plusieurs fois, répétant les trajets pour mieux se lier avec les voyageurs. Son travail de composition met véritablement en scène cette étonnante navigation à bord de ces cars qui avalent le bitume et les kilomètres, traversent les paysages d’autoroute et les centres urbains, courent après les jours mornes et les nuits sans sommeil, favorisent les rencontres improbables, les télescopages de vies que rien n’aurait dû se faire rencontrer. Sur le millier de clichés réalisés au cours de ces itinéraires de Paris vers le Sud, la Bretagne, l’Aquitaine ou encore l’Auvergne, il n’en a retenu qu’une soixantaine – substantifique moelle de « l’expérience voyageur des cars Macron ». D’une gare routière à l’autre, il a capté l’attente des voyageurs sous la lumière crue des néons, les sacs trop lourds et trop nombreux pour les bras des retraités et des familles nombreuses, les aguerris du vagabondage moderne, bien équipés pour les longues heures en position assise, la patience des conducteurs-contrôleurs, les réveils au petit jour à pleine vitesse sur le périph’, les voyageurs concentrés, distraits, travailleurs, lecteurs, joueurs, joyeux et renfrognés, les jambes qui se dégourdissent sur les aires d’autoroute, et enfin les au-revoir à l’autre bout du ruban de bitume, les salutations aux compagnons de route, les retrouvailles avec les êtres aimés – ceux qui font oublier ces longues heures mobiles et immobiles dans un car. Roman-photo polyphonique et taiseux, huit-clos de théâtre réaliste.

En complète immersion avec son sujet, Benjamin Cayzac a lui-même expérimenté les gares routières insolites, voire inexistantes, l’anxiété du premier voyage en car, la solitude des parkings souterrains, le ronronnement du moteur et les coups de freins, la promiscuité avec les autres voyageurs, les tentatives plus ou moins fructueuses pour se créer un cocon dans une rangée de sièges inoccupés et les nuits sans intimité, la saleté des moquettes parsemées de miettes et de tâche de café soluble, les toilettes en panne, les aires d’autoroute aux lumières blafardes – tous les attributs d’un mode de transport que l’on pourrait qualifier de nouvelle « troisième classe », plus lent, moins confortable… mais peu cher. Pourtant, l’expérience des « cars Macron » ne peut se résumer à une expérience low-cost du voyage. Pour réaliser ses photographies, Benjamin Cayzac a mis au point un protocole d’approche de ses sujets, en concertation avec l’équipe étudiante de l’enquête sociologique, dans l’optique de croiser leurs regards d’artiste et d’urbanistes pour densifier les résultats de l’étude. Il interrogeait les gens sur leur nom, leur âge, leur statut professionnel, leur avis sur le voyage en car, leurs habitudes de déplacement, ce qu’ils aimeraient changer dans ce mode de transport. Comme dans les réponses faites aux questionnaires des étudiants – surprise ! –, le voyage en bus est loin d’être seulement un mode de transport subi, réservé à des voyageurs fauchés. Certains passagers – et pas nécessairement les plus précaires – préfèrent prendre le temps d’en perdre pour se confronter à l’ennui, tenter l’introspection, ou plus prosaïquement finir enfin l’énorme pavé qui végète sur leur table de nuit depuis des mois. Retraités, étudiants, ils souhaitent profiter du temps long du voyage – celui que l’on a perdu dans les trains à grande vitesse et les liaisons aériennes interrégionales, celui que les grands actifs ultra-mobiles ne s’autorisent plus car le temps, c’est aussi de l’argent, et qu’il ne faut pas en perdre.

Le point de vue de photographe documentaire de Benjamin Cayzac se veut à l’image – une image – de l’étude menée par les universitaires : un travail impartial sur cette nouvelle mobilité. Au-delà du plaisir du voyage partagé par certains passagers, Benjamin Cayzac n’élude pas la précarité des conditions de transport avec un personnel ultra-polyvalent à la fois chauffeur, contrôleur, voire agent d’entretien – seul à bord pour gérer la cinquantaine de voyageurs. Cette précarité renvoie inévitablement à la problématique de la rentabilité d’un service routier qui est parfois le seul moyen de transport envisageable pour les plus précaires, les plus jeunes, et tous ceux privés de leur mobilité individuelle. Pourtant, il y a encore et toujours de l’humanité dans ses portraits saisis au détour d’un fauteuil ou sur l’asphalte d’un parking, et de la poésie dans ces objets en clair-obscur – baskets esseulées, pique-nique terminé, ciel nuageux vu d’une lucarne. Le document s’efface alors derrière le regard sensible du photographe ; les statistiques sont loin, restent les rencontres.

 

(*) https://fr.forumviesmobiles.org/projet/2019/01/10/cars-macron-offre-transport-low-cost-lepreuve-durabilite-et-desirabilite-12812

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