PRÉSENTATION DE L’EXPOSITION
On appelle néo-nomades ces femmes et ces hommes qui préfèrent aménager un camion ou une caravane plutôt qu’une maison, et se déplacent selon des rythmes qui obéissent à des impératifs de travail autant qu’au souhait de changer de rapport au monde. Le Forum Vies Mobiles a confié un projet de recherche au collectif noLand composé du sociologue Yves Pedrazzini, de l’anthropologue Maude Reitz, de l’architecte Sophie Greiller et du photographe Ferjeux van der Stigghel. De 2012 à 2016, ils ont travaillé à saisir en profondeur le mode de vie de ces nomades contemporains qui interroge, en creux, la société dans son ensemble (ses contraintes, ses contradictions comme ses aspirations) ainsi que les perspectives qu’il ouvre pour le futur. Ce mode de vie pourrait-il se généraliser ? Est-il plus durable ? Le fait qu’il séduise de plus en plus de personnes est-il le corollaire d’une précarisation progressive des conditions de travail et d’une redéfinition des rapports entre ancrage et mobilité ?
Prenons le parti d’aborder ces questions avec des yeux d’historien de l’art. Les saisons photographiques dans lesquelles Ferjeux van der Stigghel rassemble son travail s’inscrivent dans l’héritage de la photographie humaniste (Henri Cartier-Bresson, Willy Ronis, Izis…) ou encore du réalisme poétique, au cinéma (Jean Renoir, Marcel Carné…), qui cherchaient à saisir, au plus près, la réalité des hommes et la grandeur (du trivial au sublime) des valeurs populaires. L’empathie sensible qui gouverne sa démarche traduit sa communion avec ceux dont il a partagé le quotidien à travers une esthétique métisse.
Hybridation, paradoxe, identité à construire et à reconstruire, emprunt et contestation : ces termes, qui traversaient l’exposition Planète métisse conçue par Serge Gruzinski (musée du quai Branly, 2007), traversent tout autant le microcosme néo-nomade. "All different, but all together", lit-on sur la portière d’un camion : ce pourrait être le slogan idéaliste de cette esthétique qui condense, dans une unité amplificatrice, les références visuelles très diverses qui caractérisent, en profondeur, l’esprit de ces populations du bord des routes. Comme l’a rappelé Claude Lévi-Strauss, l’œuvre d’art fonctionne comme un « modèle réduit » qui donne, d’une prise, accès à un ensemble complexe, aux liens et mutations, au vivant et au spirituel qui animent le « réel », autant de dimensions que le langage et la logique peinent à pleinement saisir.
Notre regard peut s’attarder sur ces nombreuses natures mortes qui occupent le premier plan ou une zone particulière du cadre. Comme pour des peintures hollandaises ou flamandes, il convient d’y arrêter le temps – méditer sur la force symbolique ou le dialogue des objets les uns avec les autres. Face à l’éclectisme apparent, à l’inventivité, aux détournements et transformations qui caractérisent le mobilier, les vêtements, intérieurs, camions... (jusqu’aux modes de vie ?), on pense au « bricolage », dans l’acception de Claude Lévi-Strauss, cette « science du concret » de La Pensée Sauvage (1962) : développer un sens des propriétés de ce qui nous entoure, opérer des liaisons fondamentales et s’inscrire dans un territoire tant concret que nourri de croyances, de mythes et d’absolu.
La nature : omniprésente. La vie animale est récurrente, domestiquée. Même élan de fusion. L’appartenance de l'homme est à un monde idéal. Les clairs-obscurs des photographies (empruntent-ils au « Siècle d’Or » hollandais ?) nous parlent de ce rêve. Le photographe Mathieu Pernot aussi, en suivant les « gens du voyage », avait saisi, grâce à ce procédé, leur rapport à l’infini : appartenance de l’être à un espace étanche à toute tentative géographique traditionnelle, un espace hors sol, où se sédimenteraient leur mémoire et leurs croyances, espace accessible à la métaphore seulement, celle du feu, peut-être (l’un des quatre éléments), comme pourrait le suggérer le titre de la série éponyme (Le Feu, 2013).
Il faut rapprocher ces images des personnages qui se découpent dans le paysage comme dans des tableaux de Caspar David Friedrich.
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Même romantisme que celui du Wanderer : l’errant se fondant dans un espace tant sensible et spirituel que vierge et naturel. Ou encore, mythe renouvelé de l’Arcadie décrit par le poète Virgile dans les Bucoliques (ca. 37 av. JC). Métaphore hors du temps : des bergers mènent des troupeaux. Soif contemporaine d’un « retour » à l’Âge d’or, noces de l’homme et de la nature, plus de possession privée, mais une plénitude d’être, hic et nunc. On songe à la récurrence de ce motif, d’Ovide et Virgile, à l’élévation intérieure du Concert champêtre (ca. 1509) du Titien, jusqu’à l’effusion de joie de La Symphonie pastorale (ca. 1917) de Pierre Bonnard.
Le sens de l’homme comme celui de la communauté se reformulent. Encore la nuit : sous des projecteurs, une table rassemble des convives, sur une autre photographie, la silhouette en ombre chinoise d’un homme seul… Dernier renvoi, avec La Vocation de Saint Mathieu (ca. 1599) du Caravage.
Arrêtons-nous sur ce dialogue des contrastes – éblouissement et ténèbres (magiques ?). La lumière nous instruit de la révélation. Religion, bien sûr, – au fondement du baroque qui doit en faire saisir la puissance –, religion, du latin religare (relier) : sur la scène du campement, religion naturelle, celle d’un lien pur et total avec le monde. Cette empreinte du baroque est essentielle à ressentir. Le baroque qui réunit des antagonismes, les ré-agence et les résout : élan/immobilité, envol/enracinement… Le baroque de la profusion, de l’énergie vitale, de la complexité, des changements d’états, des contradictions, des antithèses, du terrestre et du spirituel.
Esthétique métisse, nous l’avons dit. La liberté grande à laquelle aspirent les néo-nomades s’autorise l’invention d’un mode de vie qui déborde des cadres. Elle demande de casser les catégories habituelles, de se dégager de toute convention et prévention, de rechercher des appuis de réflexion multiples afin de se donner les moyens de comprendre et, en retour, de se penser différemment.
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