ARTISTIC LAB

PRÉSENTATION DE L'EXPOSITION

Hélène Jagot

Alger la Blanche. Une ville où les femmes et les hommes se croisent dans le bruit du trafic et des voix qui claquent dans l’air, dans le tumulte des rues aux échoppes ouvertes d’où débordent des denrées de toutes sortes, sur les marchés où l’on échange, marchande et s’invective. Une ville où, comme dans toutes les villes de par le monde, l’espace urbain est régi par des normes de genre, par une manière différente de vivre la ville en fonction des sexes. Cette ville, deux femmes nous la donnent à voir et à comprendre à travers la question de la mobilité des Algéroises. La sociologue Khadidja Boussaïd et la photographe Khadidja Markemal nous emmènent à travers les rues et les places, les quartiers chics, commerçants ou périphériques, sur les pas des femmes d’Alger, à la rencontre de celles qui doivent constamment légitimer leur présence à l’extérieur du foyer afin de ne pas transgresser l’ordre patriarcal maghrébin de séparation genrée des sphères privée et publique. Leur travail est né d’une rencontre provoquée par le Forum Vies Mobiles. À l’origine du projet, la thèse de doctorat de Khadidja Boussaïd sur le genre et les mobilités urbaines a donné un cadre sociologique au travail de la photographe Khadidja Markemal – figure très connue de la street photography à Alger et sur les réseaux sociaux – qui interrogeait déjà la présence des femmes dans l’espace urbain. Échanger sur les concepts de sociologie urbaine et problématiser les stratégies d’appropriation de l’espace public par les femmes ont nourri en amont les orientations des différentes campagnes de prises de vue et préparé le terrain au jeu de va-et-vient sur près d’un an entre l’enquête sociologique et le reportage.

Puis est venu le temps de la photographie. Clichés pris à la volée dans des artères commerçantes grouillantes de monde, regard lointain dans les quartiers et sur les boulevards, caméra embarquée aux côtés de ses modèles lors de virées nocturnes, séances de pose sur la plage, Khadidja Markemal a été à la rencontre des Algéroises de toutes les générations et de toutes les catégories sociales, avec le désir de portraiturer les multiples visages de la présence féminine dans la ville. Depuis les vues sur le port d’Alger depuis les hauteurs jusqu’aux mains nerveuses d’une adolescente épinglant son voile, la photographe capte le bouillonnement de la cité et de ses habitants. Si les femmes sont au centre de son objectif, le regard des hommes sur elles en est le corollaire, dans cette société régie par les codes de la virilité. La série juxtapose dans un même élan les photographies de femmes issues de quartiers populaires, voilées, passant tête baissée devant des hommes assurés de leur place dans l’espace public, et celles de jeunes filles rieuses, cheveux au vent, flirtant avec des garçons de leur âge ou attablées à la terrasse de café discutant avec des amis. Un regard néophyte pourrait en conclure qu’il ne s’agit ni de la même époque, ni du même espace, mais ce serait alors ignorer la polyphonie sociale et culturelle d’Alger où s’entrechoquent le désir de modernité, en partie incarné par le « Carré féministe » du mouvement populaire du Hirak, et le respect des traditions de pudeur et d’honneur. Passée la tension du crépuscule, la plongée dans la vie nocturne de ce moment si particulier de la vie religieuse, sociale et culturelle du Ramadan tient du road-movie photographique. On y découvre une société qui jouit de la licence offerte par le temps du sacré, où les femmes se mêlent aux hommes dans un ballet de noctambules et où il devient acceptable de marcher seule, en pleine nuit, dans les rues. Cette liberté ne pourra ensuite se retrouver qu’à la période estivale, quand les villes se vident au profit des plages. Les adolescents et jeunes adultes cherchent alors des lieux à l’abri des regards, souvent éparpillés au milieu des étrangers profitant du soleil algérois, pour bénéficier d’un moment de relative liberté : les corps se dévoilent alors pour se réchauffer au soleil, l’eau de la Méditerranée vient lécher les chevilles nues. Le temps est à la célébration des vacances et de l’insouciance.

Sur les plus de 200 clichés réalisés par la photographe, le duo en a retenu une cinquantaine, enrichies de quatre vidéos, qui interrogent le cadre général de la mobilité des femmes, sous-tendu par l’injonction permanente à la légitimation de leur présence dans l’espace public. Elles mettent en images les problématiques spécifiques à la mobilité des femmes : transports en commun et liberté de mouvement grâce à l’automobilité, harcèlement de rue et invisibilité par l’usage du voile, manières de vivre les tiers-lieux culturels et commerciaux où se nouent les relations amicales et amoureuses, stratégies de résistance et de transgression pour vivre la ville au-delà de la limite temporelle du crépuscule – moment de rappel des femmes au sein du foyer – et errance urbaine après la rupture du jeûne et la prière du Tarawih chaque nuit du mois de Ramadan. L’ensemble permet d’appréhender avec une grande clarté la complexité de la mobilité des femmes dans l’espace public d’Alger, leurs stratégies d’évitement et de contournement des règles imposées, pour finalement révéler la créativité déployée par ces femmes pour vivre leur vie et leur ville comme elles l’entendent, pour faire coïncider leurs désirs d’émancipation avec les potentialités offertes par leurs mobilités. Exemplaire dans sa méthode et ses finalités, le travail de Khadidja Boussaïd et Khadidja Markemal résonne bien au-delà d’Alger et permet de s’interroger en retour sur la mobilité des femmes dans les villes européennes.

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